Le 16 mars 2014, le peuple de Crimée a décidé l’autodétermination et l’attachement de son territoire à la fédération de Russie après un oui référendaire plus que majoritaire (+93%). Jusqu’à cette date, la Crimée (péninsule de 27 000 km2) était un Etat autonome ukrainien depuis 1991. L’ancienne République socialiste soviétique autonome de l’Union des République Socialistes Soviétiques (URSS) était devenue entre-temps Oblast et territoire de la République socialiste fédérative soviétique de Russie (1945-1954) avant d’être cédée à la République socialiste soviétique d’Ukraine en 1954

On se rappellera que la Russie d’aujourd’hui se considère comme l’héritière de l’Empire russe qui s’étendait de la mer Baltique à la mer Noire, jusqu’à l’océan Pacifique, et comprenait la Pologne, la Finlande et tous les Etats ou territoires devenus des Républiques socialistes soviétiques suite à la révolution russe du 30 décembre 1922. L’Ukraine, territoire ayant appartenu à la Pologne après son indépendance de l’Empire de la Russie en 1918, est annexée à l’URSS en 1939. Ce qui explique, par ailleurs, la dernière décision de la France d’envoyer ses avions militaires pour renforcer la protection de ce pays devenu membre de l’Union Européenne depuis 2004 contre les soubresauts russes.

L’histoire retiendra en effet que les Etats modernes, dans leur configuration actuelle, se sont constitués à coups de conquêtes et/ou de révolutions. Des grands empires et des grands Royaumes se sont faits et se sont défaits, les plus vaillants des conquérants ont su construire ces vestiges de puissance militaire de main de maître.

Le récent incident politique vécu en Ukraine a rappelé à la mémoire collective le spectre de la balkanisation qui a déconstruit les Etats même les plus puissants. L’URSS de Mikhaïl Gorbatchev en a payé le lourd tribut en 1991. L’hyper militarisation pour faire face à la guerre froide, la crise économique et sociale, la perestroïka, la glasnost, la résistance de la bureaucratie du parti communiste avaient fini par provoquer la dissolution de l’Union, et d’aucuns soutiennent que Vladmir Poutine (Président actuel de la Russie en personne) n’a jamais digéré cet affront, lui prêtant des velléités expansionnistes.

Le contexte politique du référendum « criméen » a donc laissé ressurgir les démons de la guerre froide entre les États-Unis d’Amérique et la Russie, qui est considérée comme l’artisane de la dynamique séparatiste consécutive à la chute du président ukrainien Victor Lanoukovytch. Dans la foulée, des mouvements des troupes ont été observés, les unes et les autres se regardant en chiens de faïence. Dès lors, la Russie a été exclue du G8, l’Organisation du Traité Atlantique Nord (OTAN) a suspendu sa coopération civile et militaire avec elle, et plusieurs sanctions ont frappé les plus proches collaborateurs de Vladmir Poutine.   

L’annexion de la Crimée par la Russie a effectivement fait suite à un mouvement de protestation initié par les opposants favorables à l’intégration de l’Ukraine à l’Union européenne contre le pouvoir ukrainien qui était pourtant l’émanation de l’expression populaire et démocratique née de la Révolution orange (2004), dirait-on. La répression sanglante des rassemblements à la place de l’indépendance de Kiev (capitale de l’Ukraine) et la radicalisation des manifestants avaient provoqué la fuite de Victor Lanoukovytch et la prise de pouvoir par l’opposition (22 février 2014), visiblement soutenue par les Européens et les Américains. Cette prise de pouvoir a donc suscité la méfiance de Moscou qui l’a condamnée d’emblée et a jugé que ce n’était rien d’autre qu’un coup d’Etat.

Entre les Occidentaux qui ont soutenu un coup d’Etat institutionnel, d’une part, et les Russes qui ont soutenu un référendum inconstitutionnel de l’autre, le divorce est implacable. Certes chacun tient mordicus à défendre ses intérêts, mais personne ne veut vraiment prendre le risque de fragiliser l’éphémère équilibre de l’économie mondiale, se refusant d’endosser la responsabilité d’une escalade qui pourrait être à l’origine d’un affrontement périlleux pour notre planète. On sait le voir à travers les tractations diplomatiques, les tergiversations ainsi que la nature des sanctions occidentales prises contre les barons du régime russe.

Après le démembrement de l’URSS (22 402 200 km2), à la suite parfois d’une monstrueuse guerre fratricide, de laquelle 15 pays différents se sont autodéterminés, à la fin du 20e siècle et au début du 21e, on a successivement vécu la Balkanisation de la Tchécoslovaquie (1992), de la Yougoslavie (1992 – 2003 – 2006), de l’Ethiopie (1993), du Soudan (2011). Avant eux, il y a eu la Corée (1940) et l’Allemagne (1949). A chaque fois, le plus grand diviseur commun a toujours été la crise : crise politique, crise économique, crise sociale, guerre d’invasion, guerre civile, ingérence… Les conditions conflictuelles d’occupation, d’annexion et de sécession sont souvent désastreuses pour les populations et l’écosystème, mais que faire, malheureusement ou heureusement pour certains, devant des instincts impitoyables et belliqueux de ceux qui, ma foi, œuvrent néanmoins à construire et à enrichir le monde. Mais est-ce tant de cette même façon que tout le monde appréhende la démultiplication de la géopolitique qui ressortit de la déliquescence des Etats ?

Le spectre de la balkanisation est en effet redouté de tous, pourtant ceux qui gouvernent l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Biélorussie, l’Estonie, la Géorgie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Lettonie, la Lituanie, la Moldavie, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, le Turkménistan, l’Ukraine, la Slovaquie, la Tchéquie, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Macédoine, le Monténégro, la Serbie, la Slovénie, l’Erythrée, le Sud-Soudan n’ont certes pas à rougir face aux dirigeants des autres pays. D’ailleurs, la balkanisation n’exclue pas toujours une ultérieure réunification : la RDA et la RFA se sont réunifiées en 1990 ; la Crimée qui se sent moins ukrainien que russe a choisi de rentrer dans le giron de la Russie. Et même si quand il a voulu récupérer le Koweït qui avait autrefois appartenu à l’Empire Ottoman, précisément à la Mésopotamie (cf. la première guerre du Golfe, 1990-1991), l’Irak de Saddam Hussein s’est fait taper sur les doigts par plus puissant que lui, qui sait, les deux Corées pourraient peut-être se réunifier un jour.

Le spectre de la balkanisation hante beaucoup de pays et de peuples. On peut citer le cas de la Belgique à cause des dissensions entre la Wallonie et la Flandre ; la France avec la menace des mouvements indépendantistes (corse, breton, provençal, etc.) ; l’Espagne qui est manifestement obligée de gérer les revendications des Catalans, des Basques, des Galiciens… ; l’Italie où les Sardes et les Siciliens ne cachent pas leur désir d’indépendance. Cette liste n’est pas exhaustive, bien entendu, car on sait que des mouvements indépendantistes des Albertains, des Acadiens, des Québécois existent au Canada. Aux USA, l’Alaska, le Hawaï, le Vermont connaissent aussi cette expérience ; en Chine, les Tibétains semblent plus déterminés, etc.

La balkanisation menace également les pays africains : l’Algérie (confrontée au cas de la Kabylie), l’Angola (où le Cabinda lutte depuis plusieurs années), le Cameroun (avec la volonté d’indépendance de l’Ambazonie du Cameroun anglophone), le Nigéria, le Sénégal (à cause du conflit en Casamance), sans oublier la République démocratique du Congo (RDC). La situation de ce dernier pays est tout de même atypique. En effet, la RDC doit sa superficie actuelle (2 345 000 km2) à l’ambition colonialiste du Roi Léopold II de Belgique qui a dû rassembler des anciens royaumes, empires et chefferies constitués sur la base de l’utilisation d’une langue commune et des us et coutumes semblables pour créer l’Etat indépendant du Congo (en 1885) qui est devenu le Congo belge (en 1908). A son accession à l’indépendance, le pays s’appelle République du Congo ou Congo-Kinshasa (30 juin 1960). A peine indépendant, il est confronté à une série des guerres de sécession (Katanga, Sud-Kasaï) que le gouvernement central a fini par vaincre. Mais d’où provient le spectre de balkanisation que les Congolais n’ont de cesse de dénoncer depuis quelques années ?

La « guerre de libération », déclenchée en 1996 à partir du Nord-Kivu (province de l’Est, à la frontière du Rwanda) par l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) avec le soutien militaire du Burundi, de l’Ouganda et du Rwanda, avait sonné le glas du régime dictatorial de Mobutu instauré depuis le 24 novembre 1965. L’AFDL avait alors mis en avant les revendications des Banyamulenge qui se disaient persécutés par les ethnies voisines et les Hutus installés en RDC après le génocide rwandais. Comme conséquence de cette guerre de libération, l’AFDL s’est emparée du pouvoir (le 17 mai 1997). De fait, Laurent-Désiré Kabila, devenu dans la foulée Président de la République, est contraint de composer son gouvernement avec les officiels rwandais qui l’avaient accompagné et de garder les soldats et les officiers militaires de la coalition rwando-burundo-ougandaise au sein de l’armée nationale.

Lorsque L.D. Kabila a voulu se débarrasser de ses alliés devenus encombrants et menaçants en 1998, ces derniers n’ont pas hésité un seul instant pour monter des rébellions dans le Kivu (le Rassemblement congolais pour la démocratie, RCD, soutenu par le Rwanda) et la Province orientale (le Mouvement de libération du Congo, MLC, soutenu par l’Ouganda). La « guerre de libération » se transforma ainsi en « guerre d’agression ». Les territoires conquis par ces rébellions sont administrés de manière indépendante jusqu’à l’assassinat de L.D. Kabila en 2001. C’est à la suite du dialogue inter-congolais organisé en Afrique du Sud que la RDC a pu recouvrer l’intégrité de son territoire. Le pouvoir de Kinshasa était alors obligé de composer avec les factions rebelles et l’opposition politique interne un gouvernement de transition à 5 têtes (1 + 4 ).

Mais malgré les élections « démocratiques » de 2006 censées rétablir la paix et la stabilité à travers le pays, le cycle infernal des guerres et des rébellions n’a pas bougé d’un iota. Le Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) de Laurent Nkunda dont le noyau dur est composé d’ex-rebelles du RCD, d’abord, le Mouvement du 23 mars (M23) de Bosco Ntaganda bâti sur les cendres du CNDP, ensuite, ainsi que toutes les autres milices satellites ont continué à semer la désolation des populations à l’Est de la RDC. La recrudescence, la récurrence des conflits armés dans cette partie du pays ainsi que l’implication des puissances étrangères ne manquent pas de susciter l’émergence de la thèse de la restauration de l’Empire Hima-Tutsi, cet empire précolonial composé des territoires qui correspondent au Burundi, à l’Ouganda, le Rwanda, la Tanzanie d’aujourd’hui, mais aussi ce qu’on appelle le Buhavu, allusion faite au Bukavu (Chef-lieu du Sud-Kivu, mais qui en réalité est une région qui s’étend de la Province orientale au Sud-Kivu. L’hypothèse de la création d’un Etat autonome dans cette région est même envisagée. Peut-on dès lors s’imaginer la balkanisation de la RDC dans ces conditions ?

Pour tous les cas de balkanisation que le monde a vécus, on observe que cela concerne en particulier des agrégats territoriaux émanant de l’expansion d’un Etat économiquement mais surtout militairement puissant à un moment donné de son histoire. Les Etats qui se reconnaissent sous occupation profitent ainsi de la déliquescence de la puissance envahisseur pour se libérer de son joug, et dans bien des situations, il y a eu au préalable un changement des rapports de force. La balkanisation peut aussi être l’effet de la sécession de différentes régions d’un même Etat qui s’identifient et/ou se différencient les unes des autres à partir d’un héritage socioculturel commun et dont l’unité commence à faire défaut. Au vu de l’une ou de l’autre de ces conditions favorables à la balkanisation, la question demeure posée en ce qui concerne la RDC ; chacun peut donc y apporter sa réponse après une analyse lucide.

Willy Ilunga, CTMT.