Alors le temps presse. Il y a urgence à nous organiser, si nous ne voulons pas que le passage obligé au tout numérique se transforme, en Afrique, par exemple, en une opération irréversible de captation des fréquences ainsi libérées

En marge des activités du 2ème Forum Mondial de la Langue Francaise, Michaël Jean, Secrétaire générale de la Francophonie, s’est adressée, lundi 20 juillet 2015, à Liège, en Belgique, aux représentants des radios et télévisions francophones, y  compris ceux des médias en ligne.

Ci-dessous l’intégralité de son message.

 

Monsieur l’Administrateur général de la Radio-Télévision Belge Francophone, Président de l’Union Européenne de Radiodiffusion (l'UER),

Monsieur le Directeur-général de la radio-télévision camerounaise, Président du Réseau Africain de l’Audiovisuel Public (le RAPAF),

Monsieur le Président du Réseau Francophone des Régulateurs des Médias (le REFRAM),

Monsieur le Secrétaire général du Conseil International des Radios-Télévisions d’Expression Française (le CIRTEF) ,

Monsieur le Directeur général de TV5 Monde,

Mesdames et Messieurs les Présidentes et Présidents de télévisions francophones,

Mesdames et Messieurs les Directrices et directeurs généraux de télévisions francophones,  

 

Jamais, sans doute, une cérémonie n’a réuni autant de personnalités du monde de l’audiovisuel francophone!

Voir, dans cette salle, les Présidents du RAPAF et de l’UER - deux réseaux de l’audiovisuel public d’Afrique et d’Europe, qui rassemblent près de 80 organismes de radios et de télévisions - , aux côtés du Président de 29 instances francophones de régulation des médias, du Directeur général de TV5 monde et du Secrétaire général du CIRTEF ... voir autant de hautes personalités ici réunies dit l'importance de ce moment unique, inédit et cette volonté de vous rassembler suscite beaucoup d’espoirs.

Le réseau de l’audiovisuel public international francophone, qui est en passe de naître ici, est tout aussi unique, tout aussi inédit, en même temps qu’essentiel.

Essentiel, car, jamais, en effet, l’espace médiatique francophone n’a paru aussi fragmenté!

Fragmenté en une multiplication effrénée du nombre d’acteurs médiatiques francophones et dont les moyens sont des plus modestes.

Cette accélération dans la fragilité a de quoi inquiéter.

Dans d’autres aires linguistiques, la tendance est aux fusions et aux convergences.

Songeons qu'il y a à peine 15 ans, la libéralisation de l’audiovisuel et la transmission satellitaire en étaient à leur balbutiement en Afrique francophone et internet émergeait dans certains pays francophones du Nord.

Au même moment , aux Etats-Unis AOL -fournisseur d'accès Internet- et Time Warner -spécialisée dans la publication, la production de films et d'émissions de télévision- fusionnaient. Certains ne verront dans cette opération que la capitalisation boursière à hauteur de 280 milliards de dollars.

Songeons aussi aux moyens financiers considérables dont disposent les grands acteurs médiatiques asiatiques ou latino-américains et qui proposent désormais à l’Afrique francophone leur technologie numérique.

Vous savez mieux que quiconque que le numérique est le nouvel alphabet du temps présent et que le passage à la télévision numérique n’est plus une option. Il est devenu une obligation depuis que l’Union Internationale des Télécommunications (l'UIT) en a décidé ainsi, en juin 2006.

Et force est de constater que, si les pays du Nord ont passé ce cap, non sans mal, depuis quelques années, nombre de nos Etats membres au Sud, singulièrement en Afrique francophone, n’ont pas pu éteindre définitivement le signal de l’analogique à la date du 17 juin dernier, à l’exception de Maurice et du Rwanda.

Alors le temps presse. Il y a urgence à nous organiser, si nous ne voulons pas que le passage obligé au tout numérique se transforme, en Afrique, par exemple, en une opération irréversible de captation des fréquences ainsi libérées.

Dans ce contexte, jamais les médias francophones n’ont paru aussi menacés.

C’est pourquoi, votre idée, cher Jean-Paul Philippot, de réunir aujourd'hui vos collègues du Nord et du Sud autour du thème de « La collaboration entre médias audiovisuels francophones à l’ère numérique et globale » constitue déjà un début de réponse à cette urgence.

J’en ai bien conscience : les moyens à mobiliser, pour assurer le passage au tout numérique, les logiques internes propres à chaque Etat, ont rendu et rendent cette opération difficile, voire pour l'heure inaccessible dans nombre de pays.

Face à l'importance de l'enjeu, l'OIF se mobilise à travers divers mécanismes, et, en particulier, à travers un projet d’accompagnement des Etats francophones d’Afrique qui a vu le jour à la suite des recommandations exprimées lors du séminaire organisé à Ouagadougou, c'était en 2009, sur le thème de "L’Afrique face aux défis de la transition du numérique ".

Et la Stratégie numérique pour la Francophonie, adoptée au Sommet de Kinshasa en octobre 2012 est certainement l'occasion de renforcer encore notre implication dans ce dossier. 

Oui, nous devons tous nous mobiliser. L'avenir commence maintenant. Et j’ai la certitude qu’un sursaut est possible, à tout instant, et que ce sursaut passe aussi par la jeunesse, notamment la jeunesse africaine. Nombre de jeunes baignent déjà dans l’univers numérique. Les jeunes créateurs de l’audiovisuel encore plus. Leur créativité ne fait aucun doute.

L’Afrique francophone, tout notre espace francophone peut et doit aussi remporter la bataille des contenus. 

Car rien ne sert de moderniser les canaux si l’on n'a ni la capacité, ni les moyens de produire des programmes et une information de qualité qui reflètent la singularité et la diversité de nos perspectives.

À cet égard, assurer la formation des acteurs de l’audiovisuel, assurer le renouvellement des métiers et la production audiovisuelle locale est capital.

Le temps presse. Nous le voyons déjà, le processus de mondialisation favorise la concentration des principaux outils, des moyens de production de programmes et d’information, entre les mains d’une poignée d’acteurs et de groupes puissants.

Les médias francophones sont d'emblée gravement menacés.

Car, l'information, la production audiovisuelle sont une matière première stratégique, et plus encore à l’ère du tout numérique.

L'Afrique francophone, tout notre espace francophone, peut et doit remporter aussi la bataille de la distribution des programmes.

Depuis la disparition de la Banque de programmes de Canal France International (CFI), les télévisions d’Afrique francophone sont conduites à aller chercher leurs programmes sur le marché international, largement dominé par les productions anglo-saxonnes.

Il faut que les télévisions francophones du Nord soient présentes sur le marché de la distribution des programmes en Afrique.

Je pense notamment à France Télévisions, à la Radio-Télévision Suisse (la RTS) et la Radio-Télévision Belge Francophone (la RTBF) -dont les dirigeants sont dans cette salle- ainsi qu'à la télévision canadienne de langue française.

il est important aussi, question de réciprocité que les télévisions africaines puissent vendre leurs productions et leurs programmes au Nord.

Il faudra en passer par là, si nous voulons qu'un marché francophone de la production, riche et attractif voie le jour -tant au niveau international que sous-régional-.

Ce marché, la Francophonie l’appelle de tous  ses vœux.

Il est une autre dimension de ce défi pour la Francophonie de l'audiovisuel, que j'aimerais partager avec vous : celui de la mémoire, endormie ou menacée, de la somme des archives de nos télévisions.

Il nous faut à tout prix préserver ce précieux patrimoine et nous devons mieux l'exploiter.

L’OIF a lancé avec le CIRTEF et l'Institut National de l’Audiovisuel, l'INA, le projet « Capital numérique ». Ce projet a permis de doter les télévisions d’Afrique francophone d’un outil de gestion des archives beaucoup plus performant.

À terme, les archives numérisées de chaque télévision pourront ainsi être consultées sur Archibald, un site commun qui vient d’être mis en ligne.

Cet outil va rendre possibles les échanges d’images entre télévisions. Il permet aussi d’envisager des stratégies communes de vente d’archives.

J'espère que cette rencontre pourra servir de base de réflexion à l’exploitation commerciale future de cette importante base de données francophone.

Comment ne pas penser aussi à ce que réalise l'Office National du Film du Canada et à son imposante collection d'archives exceptionnelles, recueillies partout : courts et longs métrages de fiction, documentaires à caractère social, reportages d'actualités filmés ou produits pour la télévision, films expérimentaux et films d'animations, documentaires web, productions interactives.

Aujourd’hui c'est plus de 13 000 titres recueillis durant les 75 dernières années, mis en ligne et largement accessibles gratuitement en français et en anglais. 

Comment ne pas penser également au Projet Éléphant, mémoire du cinéma québécois. Une initiative qui a permis depuis 2008 de restaurer des oeuvres qui ne pouvaient plus être projetées, parce que dans un état de conservation précaire, et de les reporter sur support numérique. Plus de 200 films sont ainsi revenus à la vie. Encore 800 longs métrages sont à restaurer et à numériser.

Je n'oublie pas non pus l'Institut National de l'Audiovisuel, en France, qui a lancé un plan de sauvegarde et de numérisation de masse.

Que de sources d'inspiration, que d'expériences et de partage de savoir faire dans l'espace francophone, encore à exploiter.

Mesdames, Messieurs,

Chers amis,

Je pense, comme vous, que la Francophonie de l'audiovisuel doit se positionner et agir stratégiquement en termes de contenus, de production, de diffusion, de distribution, mais aussi de mémoire.

Il est urgent, pour ce faire, que la Francophonie de l’audiovisuel se pense dans un ensemble plus global et plus solidaire.

Il nous faut imaginer et instaurer un cadre permanent de concertation, de coopération et d’échanges d’expériences entre audiovisuel francophone du Sud et du Nord.

Il nous faut renforcer l’action pionnière de TV5 Monde et du CIRTEF, qui évoluent dans un contexte des plus difficiles, nous le savons.

Il nous faut agir tous ensemble pour que le passage au tout numérique ne se transforme pas, pour le monde francophone, en une opération non seulement de recul de la langue française, mais  plus grave encore de déculturation.

Il nous faut agir tous ensemble pour que s’exprime et pour qu’explose l’innovation francophone.

L’innovation francophone qui n’est pas à bout de souffle. Ce matin même, à l’ouverture du second Forum mondial de la langue française, des jeunes de tous les horizons francophones sont venus nous rappeler, d’une voix forte et confiante, qu'ils ne sont pas en mal d’inspiration.

Ici même, dans cette ville qui nous accueille, le Pôle image de Liège ainsi que la société EVS, leader en matière d'applications vidéo numériques pour les chaînes de télévision, prouvent, chaque jour, à travers l’utilisation des techniques audiovisuelles de dernière génération, que l’innovation n’est pas un vain mot.

A travers le numérique, il est possible de mobiliser tous les atouts de la Francophonie : ses acteurs médiatiques, sa jeunesse débordante d’énergie, son économie en croissance, ses femmes dynamiques, ses acteurs culturels, sa langue française pleinement vivante.

Mesdames et Messieurs,

Chers amis,

Les télévisions publiques francophones détiennent, entre leurs mains, les clés de leur essor. Cet essor passe nécessairement par une démarche partenariale.

Mais par delà cet essor, c'est le devenir culturel, intellectuel et linguistique de millions de femmes et d'hommes qui est en jeu.

Le réseau de l’audiovisuel public francophone international, qui est en train de prendre forme, ici, sous nos yeux, pourra nous donner à voir et à entendre entre nous, mais aussi au reste du monde,  tout ce qui fait la richesse, la vitalité, la créativité de nos traits de civilisation entrecroisés, de nos rencontres, de la polyphonie de nos voix et de la polysémie de nos idées.

Il donnera à voir aussi nos disparités, les fossés à combler, les crises à résoudre, les solidarités à tisser.

Et alors que nous fêtons le Xe anniversaire de la Convention sur la protection et la promotion de la Diversité des expressions culturelles,un réseau de l’audiovisuel public francophone international trouve toute sa raison d'être et sa légitimité.

Mesdames et Messieurs,

Chers amis,

Vous avez une lourde responsabilité.

Nous avons une lourde responsabilité.

Mais surtout, quel défi formidable, quel défi prometteur, quelle belle histoire à écrire ensemble.

 

Je vous remercie.